Deepfakes et chantage sexuel : le nouveau visage des violences numériques

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L’avènement de l’intelligence artificielle a ouvert la voie à des innovations extraordinaires. Mais cette même technologie est aujourd’hui détournée pour servir des causes beaucoup plus sombres. Avec un smartphone et une connexion internet, il est possible de créer des vidéos truquées ou « deepfakes » dans lesquelles une personne apparaît dans des scènes qu’elle n’a jamais vécues.

Au Mali, cette technologie est désormais utilisée comme nouvelle arme de violence numérique contre les femmes. Des étudiantes, des journalistes, militantes, voire des anonymes, se retrouvent exposés à des campagnes de chantage sexuel ou de diffamation basées sur des vidéos entièrement falsifiées. Ces violences, encore peu documentées officiellement, plongent les victimes dans la honte, l’isolement et souvent le silence.

Deepfakes : de la fiction à l’arme de chantage

Le terme deepfake vient de la combinaison de « deep learning »  (apprentissage profond) et « fake » (faux). Ces vidéos sont générées par des logiciels capables de remplacer le visage d’une personne par celui d’une autre, avec une précision qui trompe facilement l’œil non averti.

À l’origine, cette technologie suscitait la curiosité, utilisée pour des parodies ou des films. Mais très rapidement, elle a été récupérée à des fins pornographiques et violentes. 96 % des deepfakes circulant en ligne sont pornographiques, et dans la quasi-totalité des cas, ce sont des femmes qui en sont les victimes. Ces vidéos sont ensuite utilisées pour intimider, humilier ou extorquer. Il suffit parfois d’une simple photo de profil Facebook ou TikTok pour fabriquer une vidéo compromettante.

Quand la sextorsion se transforme

Avant les deepfakes, le chantage sexuel en ligne reposait souvent sur :
– des vidéos intimes volées ou partagées sous contrainte,
– le piratage de comptes pour récupérer des photos privées,
– la menace de diffuser des conversations personnelles.

Avec les deepfakes, une nouvelle étape est franchie :
– plus besoin de contenu réel, une photo publique suffit,
– il devient presque impossible pour la victime de prouver que la vidéo est truquée,
– le simple doute suffit à briser une réputation, provoquer un divorce, ou isoler socialement une femme.

Données et tendances inquiétantes

  • Une enquête de Deeptrace (2019) a montré que 96 % des deepfakes en circulation servaient à créer des contenus pornographiques visant des femmes.
  • L’ONG Equality Now rapporte une augmentation des cas de harcèlement numérique sexiste en Afrique, avec un glissement progressif vers les menaces basées sur des contenus manipulés.
  • Selon l’UNICEF (2022), en Afrique de l’Ouest, 1 fille sur 5 connectée déclare avoir subi du chantage sexuel en ligne.
  • Au Mali, bien que les données officielles manquent, des ONG locales comme AMSOPT ou AJCAD observent une hausse des plaintes liées au cyber harcèlement sexiste, avec de nouveaux cas mentionnant explicitement des vidéos falsifiées.

Témoignages de victimes

« Un homme m’a envoyé une vidéo pornographique avec mon visage collé sur une actrice. Il m’a demandé 100 000 FCFA pour ne pas la publier. Même en sachant que ce n’était pas moi, j’ai eu peur. Finalement, la vidéo a circulé dans un groupe WhatsApp de mon quartier. J’ai arrêté l’université pendant deux mois ».   A., 21 ans, étudiante à Bamako

« Je milite pour les droits des femmes sur Facebook. Un jour, on a créé un faux profil avec ma photo et publié une vidéo deepfake pornographique. Mon entourage a douté de moi, certains m’ont dit que je devais ‘fermer ma bouche’ pour éviter d’autres humiliations. J’ai failli tout arrêter ». F., 28 ans, militante à Bamako

Un cadre juridique encore trop fragile

Le Mali a adopté en 2024 une nouvelle version de son Code pénal, incluant des dispositions sur la cybercriminalité. Mais les deepfakes et la sextorsion numérique ne sont pas spécifiquement reconnus dans la loi. Cela crée : un vide juridique qui rend difficile la condamnation des auteurs ; un désarroi chez les victimes, qui voient leurs plaintes classées sans suite ; une banalisation de la violence numérique, considérée comme un « problème privé ».

Dans d’autres pays, comme la France ou le Royaume-Uni, des lois spécifiques encadrent déjà les deepfakes pornographiques non consentis, qualifiés de violence sexuelle. Le Mali pourrait s’inspirer de ces modèles.

Quelles solutions envisager ?

  • Éducation numérique : renforcer les campagnes de sensibilisation dans les écoles et universités.
  • Accompagnement juridique : former policiers, gendarmes et magistrats à identifier et à poursuivre ces cas.
  • Plaidoyer législatif : amender le Code pénal pour intégrer explicitement les violences numériques sexistes.
  • Responsabilité des plateformes : exiger que Facebook, TikTok et WhatsApp accélèrent la suppression des contenus signalés.
  • Solidarité sociale : créer des réseaux de soutien pour les victimes afin de briser la honte et le silence.

Les deepfakes ne sont pas de simples « jeux numériques ». Ils sont devenus une arme de domination sexiste, qui exploite à la fois la puissance de la technologie et la faiblesse des cadres légaux.
Au Mali, les victimes de ces violences vivent une double peine : être salies publiquement et ne pas trouver justice. Briser ce cycle exige une réaction urgente, des lois adaptées, une mobilisation sociale et un accompagnement des victimes. Car derrière chaque deepfake, il y a une femme dont la vie, la dignité et parfois la carrière sont détruites.

Anta Maiga 


Cette publication WanaData a été soutenue par Code for Africa et la Digital Democracy Initiative dans le cadre du projet Digitalise Youth, financé par le Partenariat Européen pour la Démocratie (EPD)

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