Le Mali a-t-il perdu plus de 1 266 milliards FCFA entre 2005 et 2019 en raison de détournements de fonds publics ?
Le ministre malien de la Justice Mahamadou Kassogué a indiqué la perte de 1 266 milliards de F CFA au Mali en raison de détournements de fonds publics, de fraudes et de gaspillages de bien de l’Etat. Nous avons examiné sa déclaration. Bien que ce chiffre soit mentionné dans une thèse du président de l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite OCLEI et repris dans le rapport 2019 de l’office, il s’avère trompeur.
Le 15 mai 2024, s’est tenu un colloque international sur le genre et la corruption à Bamako. « Femmes et corruption : briser le silence et agir ensemble », était le thème de ce colloque, organisé par l’Ecole d’ Administration publique du Québec. A cette occasion, le ministre de la Justice Mahamadou Kassogué a déclaré, lors de l’ouverture de cet événement tenu à l’ambassade du Canada au Mali, qu’entre 2005 et 2019 le Mali avait perdu « 1 266 milliards de FCFA en raison de détournements de fonds publics, de fraudes aux marchés publics, de gaspillages et de détournements de biens de l’État, selon un rapport de l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI) ».
Cette déclaration a fait le tour des médias maliens. Nous avons mené une enquête sur la véracité de cette déclaration.
Clarifications sur la source de l’affirmation du ministre Mahamadou Kassogué
Le chargé de communication du ministre de la justice Abdourhamane Cissé, indique que le ministre de la justice « l’avait dit lors d’un déjeuner débat avec les journalistes dans le cadre de la semaine de justice ».
Notons qu’il y a de cela un peu plus de deux ans, le 14 juillet 2022, le président de l’OCLEI Moumouni Guindo avait relayé la même affirmation. Il avait en effet tenu les mêmes propos pour indiquer des irrégularités financières d’environ 1 266 milliards de FCFA, sur la page de studio Tamani, qui est un populaire programme radiophonique quotidien d’informations sur le Mali.
Le ministre Mahamadou Kassogué a souligné comme source un rapport de l’OCLEI. Contacter pour demande d’information sur l’existence d’un tel document, le chargé de communication de l’OCLEI, monsieur Keita, nous a indiqué : « cette information n’est dite dans aucun rapport de l’OCLEI. Mais ce sont plutôt des données issues d’étude personnelle du président de l’OCLEI dans le cadre de sa thèse. »
Le chargé de communication a également précisé que l’étude en question « ne parle pas de détournement mais plutôt de fonds perdus à la suite de mauvaise gouvernance qui peut être un défaut de contrôle avant et après les opérations de décaissement ».
Ce que dit la thèse
Notons que les chiffres évoqués dans la déclaration du ministre de la Justice, Mahamadou Kassogué, qui a affirmé qu’entre 2005 et 2019, le Mali avait perdu « 1 266 milliards de FCFA en raison de détournements de fonds publics (…) » se trouvent bien dans le rapport 2019 de l’OCLEI, à l’onglet « note du président » , qui renferme des déclarations personnelles du président de l’OCLEI.
« Assez souvent, la relation à la chose publique est désinvolte, voire prédatrice. En témoignent les constats récurrents des structures de contrôle de l’administration. De 2005 à 2019, les irrégularités financières que celles-ci ont découvertes s’élèvent à 1 266 milliards de francs CFA », lit-on sur le document.
La note souligne également qu’en 2019, les rapports d’enquêtes que l’OCLEI a transmis à la justice ont révélé « des biens présumés illicites totalisant 4 milliards 279 millions de FCFA. « Certes les trois agents concernés bénéficient de la présomption d’innocence jusqu’à la fin de la procédure » .
L’OCLEI, « un organe légitime et crédible », selon les spécialistes
Khalil Dembelé, docteur en économie, nous a fait savoir que l’OCLEI jouit d’une « légitimité et d’une légalité remarquables », étant donné que « c’est l’organe mis en place pour les contrôles relatifs à l’enrichissement illicite ».
A ces développements, le juriste, président du Regroupement de l’association de lutte contre la corruption et la délinquance financière, Moussa Touré, ajoute que le président de l’OCLEI pour son étude personnelle « a totalisé les montants détournés de 2005 à 2019 de structures de lutte contre la corruption et il est parvenu à 1 266 milliards ». Selon lui, le livre “Le contrôle des finances publiques au Mali : d’indispensables réformes”, publié en mai 2021, analyse d’ailleurs les irrégularités ainsi que les fraudes notées. « Ces faits sont encore pendants devant la justice et ne sont pas jugés à ce jour », nous informe-t-il..
Qu’en disent les autres organes de vérification?
Suite aux explications du président du regroupement des associations de lutte contre la corruption Moussa Touré, nous avons rassemblé les rapports du Vérificateur Général du Mali de 2005 à 2019 pour faire le cumul additionnel des différents montants de détournement signalés.
Dans son rapport de 2005, le Vérificateur Général démontre que parmi les structures contrôlées « les vérifications ont mis en évidence un manque à gagner pour l’Etat de 15 587 896 837 FCFA ( dont 12 959 404 363 FCFA au titre de la TVA et des protocoles non valide signé avec la fisc » et « 2 628 492 474 FCFA de droit de douane ».
En 2006, il a constaté « un manque à gagner de près de 103 milliards FCFA en gestion de ressources publiques ».
« 20 milliards FCFA de manque à gagner à percevoir au titre de la vérification financière de 2007 ».
En 2008 le bureau a découvert des déperditions au niveau des ressources pour l’État et les structures vérifiées à un manque à gagner estimé à « 98,27 milliards de FCFA sur 24 structures ».
Pour l’année 2009 il a été question de « 112,37 milliards de FCFA de déperdition des ressources de l’Etat ».
L’année 2010 a fait ressortir « 34,81 milliards de déperditions ».
N’ayant pas fait de vérifications pour l’année 2011, le bureau du vérificateur à combiner les recherches de 2011 et 2012, qui ont montré « 49,39 comme montant de déperdition financière ».
En 2013 le chiffre de la « déperdition financière était de 80, 21 milliards de FCFA».
Le vérificateur général a signalé que « 72,97 milliards de déperdition ont été trouvé ».
Le rapport de 2015 a montré que « 70,10 milliards de FCFA ont été enregistrés suite au déperdition financière ».
Le rapport de 2016 a enregistré « 52,47 milliards de FCfA en matière de déperdition financière ».
Pour l’année 2017 les vérifications ont relevé « 23,28 milliards de FCFA de déperditions financières ».
Le Vérificateur général n’a pas fait le cumul total de l’année 2018 il informe juste que « les vérifications effectuées, ont relevé des faiblesses qui offrent ,entre autres, une double lecture de la gestion des services publiques concernées».
De même que pour l’année 2019, il informe que « les vérifications effectuées dans 31 entités ont relevé des déficiences dans la gestion administrative et financière ayant entraîné d’importantes déperditions financières » sans donner de chiffres exacts.
Le calcul cumulatif des différents montants relevés par le Vérificateur Général, dans ses rapports consultés, donne un montant de près de 589,387 milliards de francs CFA. Une estimation loin des 1 266 milliards de F CFA déclarés par le ministre de la Justice Mahamadou Kassogué et le président de l’OCLEI dans sa thèse.
Nous pouvons en déduire que la thèse du président de l’OCLEI a surestimé les chiffres de détournement et de gaspillage au Mali.
« L’OCLEI est un centre dédié principalement au enrichissement illicite, alors que comme son nom l’indique le vérificateur général lui touche un peu à tout ce qui est au nom de l’état », informe Khalil Dembélé, économiste. Pour l’économiste les deux rapports se complètent.
Le rapport de l’année 2019 de l’OCLEI nous montre que « des biens présumés illicites de totalisant 4 milliards 279 millions de FCFA ».
Conclusion
Le ministre malien de la Justice, Mahamadou Kassogué, a déclaré que le pays a perdu plus de 1 266 milliards de F CFA entre 2005 et 2019 en raison de détournements de fonds publics, de fraudes et de gaspillages des biens de l’État. Cette affirmation est basée sur la comptabilisation des données de l’OCLEI, et du Bureau du Vérificateur Général selon le président du regroupement des associations de lutte contre la corruption et la délinquance financière. Bien que ce chiffre soit mentionné dans une thèse du président de l’OCLEI et repris dans le rapport 2019 de l’office, il s’avère trompeur. En effet, nos recherches et recoupements montrent une différence entre les données du président de l’OCLEI et celles du Vérificateur Général. Le total des chiffres répertoriés par le Vérificateur Général s’élève à près de 590 milliards de F CFA, soit bien en deçà des 1 266 milliards affirmé par le ministre de la Justice et la note du président de l’OCLEI.
AICHATA DIAKITÉ